PROMENADES DANS LES PYRENÉES

 

CHAPITRE 3-III

 

La dernière étape. Apparition du lac de Gaube. Une tombe. Triste souvenir. Le Vignemale. Une rencontre. A six heures du soir. Retour à Cauterets.

Du pont d'Espagne au lac de Gaube, c'est une véritable ascension. Pendant une heure nous montons à travers les sapins. La pluie qui vient de tomber a rendu la neige détestable ; les creux sont remplis d'eau, et à chaque pas nous enfonçons jusqu'aux genoux.

Nous passons devant les débris d'une avalanche dont l'énorme masse forme une arcade au-dessus du gave. Plus loin, au pied d'un roc monstrueux, mon guide me fait remarquer une curiosité naturelle assez bizarre : c'est un entonnoir d'un mètre de diamètre taillé dans le rocher, aussi rond que s'il était sculpté par la main de l'homme.

Les arbres commencent à s'éclaircir : on sent bien que c'est ici la limite de la végétation; les pins deviennent maigres et chétifs. On n'entend plus le cri des oiseaux de proie : c'est déjà le silence et le calme profond des hautes régions. L'œil n'aperçoit que de vastes champs de neige où surgissent à chaque pas des rocs gigantesques qui se sont détachés des montagnes et ont roulé jusqu'au bas de leurs flancs abrupts. La voix de mon guide me rappelle seule, de temps à autre, que je ne suis pas isolé, perdu, dans ces affreux déserts de neige.

Nous montons toujours, et déjà nous apercevons au loin les trois pitons du Vignemale drapés d'un manteau de neige éblouissant. Nous gravissons un dernier escarpement, du haut duquel le lac se découvre.

Ce bassin désert, où la montagne épanche ses neiges et ses glaces, est encaissé dans un amphithéâtre de rochers dont les formes âpres et abruptes ont un caractère de sauvagerie indescriptible. Sur ses rives, tout fait silence. Le vent se tait, pas un oiseau ne chante, pas une feuille d'arbre ne tremble ! L'air n'est sillonné par aucune aile au-dessus de cette onde stérile. Les bords du lac sont glacés sous le soleil de mai. L'eau, dans sa transparence glauque, réfléchit le paysage qui l'entoure; les sapins semblent y baigner leur cône de verdure, les rochers sombres y projettent l'ombre d'un écueil, et les nuages qui passent semblent ralentir leur course pour s'y mirer plus longtemps.

Sombre miroir, que tu es imposant dans ton calme éternel et ta solitude infinie ! Il semble que jamais les vents déchaînés n'aient ridé ta face diaphane, que jamais l'orage et la tempête n'aient soulevé les mystérieux secrets que recèle ton impénétrable profondeur. Pourquoi tes reflets chatoyants ont-ils cet éclat étrange, presque fascinateur? Ne va-t-on pas voir surgir à la surfacé du liquide cristal quelque sirène perfide?

Ces forêts de pins, dont les branches, blanchies par la neige, rappellent l'austère nature norvégienne ; cette nappe d'argent, qui ressemble à quelque miroir céleste enchâssé dans une bordure de neige; ces roches sombres et brunes qui ferment l'enceinte immense, ces grands casques de glace qui coiffent les cimes perdues dans les nues; cette cataracte enfin, qui bondit en écume blanche à l'autre extrémité du lac, et dont le bruit n'arrive pas même jusqu'à nous à travers le formidable silence qui pèse sur nos têtes: quelle mise en scène! quel théâtre pour la poésie! et que tout cela fait rêver l'âme ! C'est la nuit, à la pâle clarté de la lune et des étoiles, qu'il faudrait contempler ce tableau sublime. A l'heure où les cimes glacées du Vignemale apparaissent dans les ténèbres comme de grands fantômes blancs, les montagnards ont vu plus d'une fois des fées et des génies sillonner le lac immobile sur de légères nacelles aux flancs d'azur, à la poupe couverte de lames d'or, faisant résonner de leurs chants merveilleux les échos de la montagne.

Tandis que j'errai au bord du lac, un petit monument de marbre, couvert d'une inscription, attira mes regards: une tombe, hélas ! Deux époux que l'hymen venait d'unir (1)ont trouvé ici la mort, loin de leur patrie, loin de leur famille, alors que la vie s'ouvrait devant eux séduisante et pleine d'avenir. Ils avaient quitté le ciel brumeux de l'Angleterre pour venir goûter à Cauterets, au milieu des splendeurs pyrénéennes, les douceurs de la lune de miel. Un jour, ils montèrent au lac. Cette surface immobile, avec ses reflets d'émeraude, les tenta. Ils détachèrent la nacelle amarrée au bord du lac, et s'aventurèrent seuls sur cette nappe perfide. " Parvenus à quelque distance du bord, dit un témoin oculaire (2), ils s'arrêtèrent , et le jeune homme voulut essayer de sonder; mais, comptant toucher la terre avec le bout de sa canne, il se baissa trop précipitamment. Le poids de sa tête et le manque d'obstacles déterminèrent la chute de son corps; il tomba dans les ondes et disparut.

" C'est au plus si ceux qui le regardaient virent quelques sillons se tracer momentanément sur cette flaque d'eau. Le lac engloutit sa victime et reprit son calme de mort.

" Cependant la jeune femme, qui, au premier moment, restait sans force et sans voix, l'oeil ouvert sur cette eau qui se refermait, la jeune femme comprit subitement, en recouvrant toutes ses facultés, l'horreur de sa position : elle se mit à courir d'un bord à l'autre de la barque, tâchant de saisir le moindre mouvement sur les ondes ; elle cria, elle appela, elle plongea ses bras tout autour de la nacelle, espérant sentir quelque chose... Vain espoir! le gouffre gardait sa proie!

" Alors une idée funeste lui traversa la tête comme un éclair; elle se redressa, jeta un dernier coup d'oeil vers la terre et vers le ciel; puis, s'élançant dans le lac, elle disparut à son tour.

" Tout cela se passa rapide comme la pensée... Qu'on se figure l'émotion des spectateurs de cet horrible drame !

" Trois heures après, le cadavre de cette pauvre femme battait la grève. - On ne retrouva celui du mari que vingt-deux jours plus tard.

Par une étrange coïncidence, " à la même heure où ces deux infortunés se novaient, le vieux batelier, dont l'absence causait leur mort, car il ne les aurait pas laissés monter seuls dans sa barque, expirait à Cauterets. "

Debout en face des lieux où s'était passée cette scène affreuse, et saisi peu à peu par les émotions de ce triste souvenir, il me semblait que la surface immobile de ce lac fatal n'était que la dalle polie d'un immense tombeau.

Je quittai la pierre funèbre dont la vue me glaçait le coeur, et j'allai m'asseoir sur un quartier de roche, au pied d'un sapin séculaire. De là je contemplai le gigantesque Vignemale, qui élève à plus de dix mille pieds la riche dentelure de roches et dé glaces qui le couronnent. C'est la plus haute montagne de France après le mont Blanc. Pendant longtemps son sommet brillant est demeuré aux yeux des hommes comme ces astres que l'on admire d'en bas sans y atteindre.

Les hardis chasseurs qui poursuivent les isards sur ses flancs ne s'étaient jamais risqués à franchir ses glaciers. Stimulés par l'amour de la science, des naturalistes s'aventurèrent sur les neiges du géant; mais leurs tentatives demeurèrent infructueuses. Aucun d'eux n'avait pu encore parvenir jusqu'au sommet de Pique-Longue, le plus haut des pitons du Vignemale. Enfin, en 1830, deux femmes ouvrirent le chemin dans ces déserts glacés qui avaient fait reculer tant d'intrépides montagnards. Deux courageuses Anglaises eurent l'honneur de frapper le premier coup de pique sur la cime indomptée. Quelques jours après, le prince de la Moskowa, son frère et plusieurs guides firent cette ascension; ils ont eu bien des imitateurs, et aujourd'hui que le sentier est connu, il n'est pas de touriste qui ne veuille admirer sur le plus haut pic du Vignemale le magnifique panorama qui dédommage amplement des fatigues de l'ascension.

J'aurais été tenté d'humilier à mon tour, sous l'arrogance de mes souliers, ce front sublime; mais la neige accumulée en trop grande quantité sur les glaciers m'aurait empêché de satisfaire cette ambition. Je dus me contenter de contempler avec admiration cette belle montagne de mon poste, qu'elle dominait encore de plus de mille cinq cents mètres (3).

L'air pur des hautes régions nous avait aiguisé l'appétit. Berret ouvrit le bissac et en tira des provisions. Après un repas qu'assaisonnèrent quelques histoires racontées par mon guide, je repris avec lui le chemin de Cauterets, un peu fatigué par tant d'émotions nouvelles, mais heureux de les avoir éprouvées.

Le seul incident qui marqua notre retour fut la rencontre inattendue de trois jeunes Anglaises, accompagnées d'un vieux guide : elles allaient au lac de Gaube, comme s'il s'était agi d'une simple promenade au lac de Hyde Park. Je ne revenais pas de ma surprise en voyant ces charmantes et intrépides filles d'Albion, armées d'immenses bâtons ferrés, gravir les rochers et les neiges comme des pentes de gazon. J'admire beaucoup les Anglaises en voyage ; il n'est ni fatigues ni périls qui puissent les effrayer. C'est un plaisir pour elles d'affronter les dangers ; que ce soit le défaut de leur race, soit; ce défaut est voisin du courage et de l'énergie qui font la femme forte.

Nous retrouvons au pont d'Espagne le cheval que nous y avions laissé. Trois chevaux, attachés à trois arbres différents, attendent philosophiquement le retour des Anglaises.

Après deux heures de descente, nous arrivons au point où le val de Jéret vient aboutir au val de Lutour.

" Que cela est beau ! " m'écriai-je. Et je crois que, si je m'étais trouvé seul, je me serais agenouillé devant le tableau admirable qui s'offrait à mes yeux en ce moment.

Qu'on en juge. Il est six heures du soir. C'est l'heure où tout s'efface et s'idéalise. Les derniers rayons du soleil se jouent sur les pics, dont les bases sont depuis longtemps plongées dans l'ombre. Le pic de Cabaliros, le Monné, le Péguère, l'Hourmigas brillent dans les cieux comme des phares. A nos pieds la vallée, plongée dans une demi-obscurité, se développe avec toutes ses harmonies et toutes ses grâces champêtres ; tout au fond, le gave serpente et dessine un ruban d'écume aussi blanc que la neige; une longue traînée de vapeurs transparentes flotte au dessus du torrent. Là-bas, au loin, Cauterets se cache à demi derrière un voile de brouillards. Des troupeaux sont disséminés sur les pentes des montagnes ; la brise du soir nous apporte le son lointain de leurs clochettes, tandis que plus près de nous le dernier chant de l'oiseau expire sous les feuillages. Bientôt l'angélus promène dans l'air ses notes graves et mélancoliques, annonçant aux bergers que la nuit est proche et qu'il est temps de ramener les troupeaux. Et le pâtre se découvre, prie et jette son cri de rappel, pendant que les lueurs mourantes du crépuscule s'éteignent sur la cime glacée du Monné.

Il faut avoir contemplé de pareils tableaux pour en comprendre la douce et suave poésie. Ah! je ne m'étonne plus que le lieu natal soit cher au montagnard. Et si le sentiment religieux est si développé chez lui, c'est que le sublime spectacle de la nature le met en contact continuel avec Dieu.

Vers sept heures du soir, nous étions de retour à Cauterets. Je rentrai à l'hôtel de Paris, et je dois avouer que ce ne fut pas un des moindres plaisirs de la journée que d'y trouver un de ces dîners qui réconfortent, et un de ces lits moelleux qu'on apprécie si bien après une longue et pénible course.

 

 

(1) William Patisson, avocat à Londres, âgé de tente et un ans, et Sarah Frances, agée de vingt-six ans.

(2) M. Achille Jubinal, ancien député des Hautes-Pyrénées.

(3) Le lac de Gaube, descendu des neiges éternelles du Vignemale, est situé à 1,788 mètres au-dessus du niveau de la mer: La hauteur du Vignemale est de 3,368 mètres.