CHAPITRE III

CAUTERETS, LE VAL DE JÉRET, LE LAC DE GAUBE

 

Les lacs des Pyrénées. De Luz à Cauterets. Aspect de la ville thermale. Marguerite de Valois. Cauterets au XVIe siècle. Le guide Bordère Berret. Deux types de touristes.

Les lacs que l'on trouve à chaque pas dans les régions montagneuses de l'Europe, en Suisse, dans le Tyrol, en Écosse, en Norvège, ne se rencontrent guère dans les Pyrénées, à cause de l'absence complète de vallées longitudinales dans le système orographique de cette chaîne. Les vallées transversales procurent aux torrents provenus de la fonte des neiges un écoulement facile vers les plaines de l'Ebre et de la Garonne : point de bassins où les eaux séjournent en nappes immenses.

En revanche, les Pyrénées ont beaucoup de ces petits lacs de montagnes que les Écossais appellent tarns, et les Norvégiens fjeldvand, dénominations qui n'ont point d'équivalent dans la langue française. Ils sont situés non dans le fond des vallées, mais sur les flancs mêmes des montagnes, dans le creux des rochers, et presque toujours à une élévation très considérable.

Le lac de Gaube dort au pied du Vignemale, a une altitude de mille sept cent quatre-vingt-huit mètres au-dessus du niveau de l'Océan. Il ne saurait évidemment être comparé, sous le rapport de l'étendue, à ces grands lacs des Alpes que les Allemands désignent sous le nom de mers ; mais ce qui lui a fait sa réputation, c'est la magnificence du site. Le lac de Gaube m'a paru digne d'être visité, même après le cirque de Gavarnie. D'ailleurs la route est si belle, si féconde en grandes scènes, que l'on ne peut négliger cette excursion si l'on veut faire une tournée complète dans les Hautes-Pyrénées.

Les touristes qui veulent gagner le lac de Gaube partent de Cauterets. Une chaîne de montagnes abruptes sépare la vallée de Cauterets de celle de Luz. Pour passer de l'une à l'autre , il faut franchir ces montagnes par le col d'Arrégiou ; on peut aussi suivre la route de poste qui les tourne au nord en faisant un coude. J'aurais voulu choisir le chemin le moins frayé et le plus pittoresque; mais malheureusement les sentiers, obstrués par les avalanches du printemps, étaient absolument impraticables, et force me fut de choisir la route de poste.

Une voiture fut attelée, et je partis à huit heures du matin. Le soleil se cachait encore derrière la montagne; le froid était vif : je m'enveloppai le plus hermétiquement possible, car c'est chose peu avouable que d'avoir le nez gelé au mois de mai, dans un pays si voisin de la flamboyante Espagne.

J'eus bientôt perdu de vue le délicieux bassin de Luz. La première partie du trajet m'était connue ; mais ce défilé de Pierrefitte, dont j'ai essayé de donner le tableau précédemment, est si riche d'émotions vives, que l'habitude n'a pas de prise sur lui, selon l'expression de Ramond. Pour le bien connaître, il faut l'avoir contemplé comme lui sous tous les aspects, " le matin, le soir, à la lueur de la lune, à la clarté du jour, drapé de neige ou paré de verdure, battu de la tempête ou éclairé d'un soleil sans nuage. "

A partir de Pierrefitte, situé au point de jonction des routes de Luz et de Cauterets, nous nous dirigeons vers le sud en gravissant une pente très raide. Du haut de la côte, la vue est superbe : on domine toute la vallée d'Argelès, le beau pays du Lavedan, le roc que couronnent les ruines chancelantes du vieux manoir de Beaucens, et au-dessous de la route, à une énorme profondeur, le joli hameau de Pierrefitte, que contournent les flots écumeux du gave. Ce tableau est d'un pittoresque à faire pâmer d'aise les artistes paysagistes.

La route, frayée par la sape et la mine, s'engage définitivement dans la gorge et monte péniblement le long des flancs de la montagne en décrivant d'immenses lacets. La côte du Limaçon présente un étrange coup d'oeil : la route, encadrée par une végétation luxuriante, se tord comme un serpent au bord du précipice où le gave bondit à travers des éboulements de roches calcaires dont les débris forment une sorte de chaos. On nous a montré, dans un noir ravin qui s'étend du Limaçon vers les hauteurs déchiquetées du Cabaliros, une forêt ténébreuse où les ours vont se réfugier pendant l'hiver. On ne chasse guère l'ours en cette saison. C'est pour lui le temps du sommeil, et on le laisse dormir et rêver dans ses cavernes profondes.

Plus loin on me fait remarquer vers la droite une montagne tout au sommet de laquelle se trouve une importante mine de plomb et d'argent exploitée depuis peu : on fait descendre le minerai le long de la montagne au moyen d'un système de cordes en fil de fer sur lesquelles glissent des poulies : sorte de chemin de fer aérien fort ingénieux.

La côte devient de plus en plus raide, et les chevaux avancent avec peine. Mais voici que la gorge s'élargit et nous ouvre un horizon plus vaste; une vallée moins sombre et moins sauvage succède au noir corridor que nous venons de parcourir. Là, de vertes prairies, des champs cultivés, quelques cabanes se montrent le long du chemin; le gave, qui tantôt bondissait avec fracas dans les sinuosités des précipices, court maintenant paisiblement à travers la verdure. Déjà vers la droite apparaît le Mamelon Vert, dont le nom rappelle un des plus fameux épisodes de la guerre de Crimée ; en face, une montagne prodigieusement haute, le mont Péguère, se dresse comme les colonnes d'Hercule. Voici le Parc, avec ses beaux grands arbres, où viennent les malades et les rêveurs. Cauterets se découvre enfin au milieu de son petit bassin qui se montre à l'improviste.

Cette petite ville, car Cauterets a les prétentions d'une ville, avec ses rues bordées de trottoirs et de maisons à trois et quatre étages, cette petite ville donc est située dans une vallée solitaire, environnée d'épaisses forêts et de rochers arides. Autant la vallée de Luz est riante, autant celle de Cauterets est sombre, âpre et triste. Entourée de hautes montagnes qui l'enserrent de toutes parts, elle peut à peine recevoir la lumière du jour. La verdure n'a pas, comme à Luz, un aspect de gaieté; le vert foncé des forêts de sapins qui tapissent la montagne jette une teinte mélancolique sur toute la nature environnante.

Cauterets doit son nom (vallis caldarens, Cauldrès) à ses eaux thermales, connues dès les temps anciens. Une tradition veut que César soit venu se guérir à la source qui porte encore son nom. Si respectables que soient les traditions, je crois devoir ajouter qu'on ne trouve point la confirmation de ce fait dans les Commentaires du vainqueur des Gaules. Ce qui est plus certain, c'est qu'au XVIe siècle la vogue des bains de Cauterets était assez répandue en France pour y attirer la soeur de François Ier.

La princesse raconte elle-même dans une lettre le séjour qu'elle fit à Cauterets :

" Le premier jour de septembre, que les bains des Pyrénées commencent d'avoir de la vertu (on voit que la saison des eaux était bien plus tardive alors qu'aujourd'hui), plusieurs personnes, tant de France, d'Espagne, que d'ailleurs, se trouvèrent à ceux de Caulderès, les uns pour boire de l'eau, les autres pour s'y baigner, et les autres pour prendre de la boue, qui sont choses si merveilleuses, que les malades abandonnés de leurs médecins s'en retournent tout guéris. Mais, sur le temps de leur retour, vinrent des pluies si grandes, qu'il semblait que Dieu eût oublié la promesse qu'il avait faite à Noé de ne plus détruire le monde par eau; car toutes les cabanes et logis dudit Caulderès furent si remplies d'eau, qu'il fut impossible d'y demeurer. Ceux qui étaient venus d'Espagne s'en retournèrent par les montagnes du mieux qu'il leur fut possible; mais les Français, pensant s'en retourner à Tarbes, trouvèrent les petits ruisseaux si enflés, qu'à peine purent-ils les passer au gué. Mais quand il fallut passer le gave, qui en allant n'avait pas deux pieds de profondeur, il se trouva si grand, si impétueux, qu'il fallut se détourner pour aller chercher des ponts ; comme ces ponts n'étaient que de bois, ils furent emportés par la violence des eaux. Quelques-uns se mirent en devoir de rompre la véhémence du cours. Les uns traversèrent les montagnes, et, passant par l'Aragon, vinrent dans le comté de Roussillon, et de là à Narbonne ; les autres s'en allèrent droit à Barcelone, et passèrent par mer à Marseille et à Aigues Mortes. D'autres, pour prendre une route détournée, s'enfoncèrent dans les bois et furent mangés par les ours. Quelques uns vinrent dans des villages qui n'étaient habités que par des voleurs... L'abbé de Saint-Savin logea les dames et les demoiselles dans son appartement ; il leur fournit de bons chevaux du Lavedan, de bonnes capes du Béarn, force vivres et escortes pour les mener sûrement par les montagnes, lesquelles passées plus à pied qu'à cheval, en grande sueur et travail, arrivèrent à Notre-Dame de Sarrance... "

Voilà ce qu'était, il y a trois siècles, un séjour dans les Pyrénées. De somptueux hôtels s'élèvent aujourd'hui sur les lieux mêmes où Marguerite de Valois, reine de Navarre, couchait sous des toits de planches.

Je descendis à l'hôtel de Paris, et fis chercher un guide qui voulût bien me conduire au lac de Gaube. Au bout d'un quart d'heure, je vis paraître un homme au visage bruni et à la tournure dégagée, appuyé sur le traditionnel bâton ferré. C'était le guide Bordère Berret. Il me promit de m'amener un cheval.

Entre temps, j'ouvre mon Guide aux Pyrénées. Le chapitre relatif au lac de Gaube débute ainsi :

" Si vous êtes peintre , emportez la palette; si vous n'êtes que poète, partez sans déjeuner, car l'extase pourrait bien, si l'estomac ne venait revendiquer ses droits, vous retenir indéfiniment dans ces lieux tout empreints de la puissance et de la majesté de la nature. "

L'avertissement n'est pas fait pour moi, vu que je n'ai pas même la prétention de n'être que poète.

Horace a dit :

Multa licent stultis, pictoribus atgue poetis.

Après les peintres et les poètes, il n'y a donc plus que les sots qui puissent se permettre d'aller au lac de Gaube sans avoir déjeuné.

Pour le coup déjeunons!

Me voici attablé avec deux gros Parisiens qui viennent de faire une excursion aux environs.

Cette excursion est naturellement le sujet de leur entretien, et ils ne font aucun mystère de se communiquer leurs impressions en ma présence. Ils ont été à cheval jusqu'au pont d'Espagne; ce qui les a émerveillés le plus, ce sont leurs chevaux : ils n'en reviennent pas. L'un d'eux surtout est au comble de l'admiration.

" Si vous aviez vu, Monsieur, s'écrie-t-il, l'allure de ces animaux, avec quelle sûreté ils marchaient au bord des précipices et au milieu des rochers comme sur une route macadamisée ! Un chamois n'aurait pas eu plus d'adresse. Ils ne paraissaient seulement pas prendre attention aux abîmes qui nous faisaient frissonner. Jamais je n'ai vu de pareilles montures !

- C'est vraiment merveilleux, dit l'autre : nos chevaux de plaines ne sauraient jamais faire ce que font ces bêtes-là. On ferait bien exprès le voyage des Pyrénées pour admirer cela. C'est prodigieux, très prodigieux! "

Et la conversation roule tout le temps sur ce sujet palpitant d'intérêt. De l'aspect du paysage et des incidents de l'excursion, pas un mot. Ils ne parlent de la cascade du Cérizet que pour dire que leurs chevaux n'en ont pas eu la moindre frayeur. En vérité, ces bons touristes n'ont vu que leurs chevaux; après cela, ils s'en retourneront chez eux très satisfaits, et diront qu'ils ont vu les Pyrénées.

On vient m'avertir que le guide Berret m'attend à la porte; je saute en selle : en route pour le lac de Gaube !

 

 

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