PROMENADES DANS LES PYRENÉES
CHAPITRE 1-III
Premier coup d'oeil. Panorama du Sud. Aspect des plaines de France. La descente. Course en traîneau. Un orage. Retour à Barèges. Effet de la réverbération des neiges. Une barricade improvisée. Coucher du soleil. Retour à Luz.
Après quelques instants de repos, remis de mes fatigues, je pus me livrer au grand spectacle que j'avais sous les yeux. Du point culminant où j'étais placé, le regard plane sur toute la chaîne des Pyrénées : elles sont là, se déployant en amphithéâtre, comme l'image de la grandeur immobile et de l'éternelle stabilité ; j'aperçois d'un seul coup d'oeil toutes ces cimes millénaires, au front desquelles est écrit l'âge du monde : je vois librement, sans obstacle, les entassements de neiges accumulées par les siècles, les glaciers éblouissants, les gouffres, les pics inaccessibles, les précipices, les gorges, les vallées... D'un regard on saisit la structure, l'enchaînement de cette gigantesque épopée géologique.
La grande chaîne primitive, qui sert de frontière à deux nations, découpe dans un ciel ardent ses crêtes et ses dentelures ; elle se lève devant nous comme un formidable rempart et nous montre ses innombrables détails. Nous distinguons les longs rameaux qui partent de cette crête primordiale pour donner naissance aux nombreuses vallées dont les eaux vont fertiliser au loin les plaines de l'Èbre et de la Garonne. Au centre du tableau apparaît, dans un prodigieux éloignement, toute cette féerie du Marboré, connue sous le nom de Cirque de Gavarnie : superbe édifice, digne du ciel qui lui sert de coupole ; avec sa triple rangée de gradins, ses tours massives et ses murailles inexpugnables, on le prendrait pour un colisée ou une citadelle bâtie par une race disparue. De ce côté apparaît, à travers une atmosphère d'une pureté incomparable, la fantastique Brèche de Roland, profonde échancrure que ce chevalier, d'après la légende, tailla d'un coup de sa Durandal dans un mur infranchissable : porte grandiose, placée entre la France et l'Espagne, dans le domaine de l'aigle et de la foudre. A droite trône le Vignemale, le prince des Pyrénées françaises, dont les glaces scintillent de tous les feux du soleil. Vers l'orient, un mont géant, situé en Catalogne, me fascine par le miroitement de ses glaces éternelles : c'est le pic dominateur de la Maladetta (montagne maudite) ; sa cime, longtemps indomptée, surpasse toutes les plus hautes montagnes de la chaîne ; elle se dresse comme une barrière immense où le regard expire. Un autre pic s'élance au delà des frontières françaises, en Aragon : c'est le mont Perdu, que dompta l'illustre Ramond. Son dôme argenté, qui brave les foudres et les siècles, domine les montagnes gigantesques qui l'entourent, comme la coupole de Michel-Ange s'élève au-dessus des antiques édifices de la Ville éternelle. Le mont lointain nous renvoie, affaiblis par la distance, les scintillements de ses énormes glaciers.
A l'occident se profilent les lignes moins nettes des montagnes du Béarn, le pic du Midi d'Ossau, le pic de Gabisos, le Monné, et, plus près, l'immense Néoubielle, dont la cime bombée écrase de toute sa Hauteur les monts environnants de Barèges, de Luz et de Saint-Sauveur...
Si vers l'Espagne s'étend un océan de montagnes, vers la France c'est le contraste parfait de plaines à perte de vue. Au premier plan se dessine la riante vallée de Gripp, avec sa verdure et ses rustiques habitations. Puis vient la célèbre vallée de Campan, qu'on aperçoit tout entière, cette oasis à côté du désert et de la désolation, qu'on a bien nommée la Tempé de la France. Plus avant vers le nord, les plaines de la Bigorre, du Béarn, de la Gascogne et du Languedoc se distinguent jusqu'à des distances infinies, et la vue s'égare à l'horizon sur les landes des environs de Bordeaux et les plaines de Toulouse. On dirait [on eût dit, selon les éditions] une immense carte en relief, de trois cents lieues de circonférence : cette magnifique mosaïque était toute nuancée de tons qui s'adoucissaient insensiblement pour aller se fondre dans l'azur du ciel. Certaines parties, illuminées par le soleil, scintillaient comme de lointains mirages, tandis que d'autres points s'assombrissaient sous les nuages épars, qui dans leurs cours déplaçaient des masses colossales d'ombre et de lumière.
Contemplé des hauteurs où planent l'aigle et le vautour, notre monde habité paraît un jouet d'enfant : toutes les lignes de la perspective paraissent brouillées, et les travaux humains les plus gigantesques ont l'air d'ouvrages de fourmis. Les deux villes de la Bigorre, Tarbes et Bagnères, paraissent comme deux points dans l'espace. L'Adour serpente comme un ruban d'argent au milieu de la plaine, et ses capricieux méandres scintillent comme une glace polie. A gauche, la petite ville de Lourdes avec son château et son lac qui brille dans un cadre de verdure. Au delà, se perdant dans l'infini, les landes et les plaines du Béarn, où est couchée, à quinze lieues à vol d'oiseau, la ville de Pau, qui se laisse reconnaître à la silhouette du vieux château .où naquit Henri IV.
A l'est, on voit reluire les eaux de la Garonne, et dans un immense éloignement on distingue quelques lignes grisâtres qui indiquent la place de quelque grande cité du Midi, Toulouse peut-être.
Enfin, aux dernières limites de l'horizon, vers l'occident, une grande lueur azurée, brillant d'un plus vif éclat que le ciel, attire les regards : cette lueur provient de l'océan Atlantique, dont nous séparent quarante lieues de montagnes.
Au-dessus des cimes couronnées d'un hiver perpétuel, un soleil d'été s'avançait dans sa gloire, répandant partout ses rayons d'or et de feu. Que ne braverait-on point pour de telles magnificences!
" Aucune palette humaine ne rendra jamais cette vue, a dit un voyageur (1), pas plus qu'il ne sera donné à aucune plume de décrire les sensations qu'elle procure. Suspendu entre le ciel et la terre, l'homme conquiert, en quelque sorte, une nouvelle nature. Il se sent tour à tour agrandi ou annihilé : ses sens deviennent plus parfaits, ses impressions plus vives ; il pense à Dieu, et, comparant sa petitesse à la grandeur du tableau dont il jouit, il réprime son orgueil ; puis, fût-il un génie ou un roi, il rend hommage, comme le plus humble des pâtres ou des chevriers, à l'éternel auteur de toutes choses. "
Après une longue et silencieuse contemplation, je repris mon bâton ferré et suivis mes guides pour descendre vers les régions habitées.
La descente fut facile et agréable. Notre chemin était tout tracé : notre piste avait été parfaitement conservée, et il nous suffisait d'emboîter le pas dans les empreintes que nous avions formées. Seulement, si le matin la dureté de la neige nous avait fait courir quelques dangers, sa mollesse, produite par la chaleur de la journée, nous rendait maintenant la marche extrêmement pénible, parce que nos pieds, s'affaissant sur la surface tendre, rencontraient au-dessous une couche dure et glissante. II arrivait parfois à l'un de nous de s'enfoncer dans la neige jusqu'à la ceinture, et il nous fallait aider le naufragé à se tirer de sa situation critique.
Au bout d'une heure de marche, nous fûmes fort surpris de voir que les traces de nos pas avaient entièrement disparu. Mes guides déclarèrent aussitôt qu'une avalanche avait roulé par là pendant que nous nous trouvions au sommet de la montagne. Je ne pus m'empêcher de frissonner en songeant au péril auquel nous avions échappé. L'avalanche avait tout enlevé et n'avait plus laissé qu'une mince nappe de neige dont la surface était trop dure et trop glissante pour permettre d'y enfoncer le pied et d'y trouver un point d'appui : cette neige avait la même dureté que la glace. Aussi fûmes-nous obligés de nous tailler des degrés à coups de hache. Nous marchions l'un après l'autre, et du même pied, dans les trous creusés par celui qui marchait en tête. Tout alla fort bien ; mais si nous avions dû continuer longtemps cette gymnastique, nous aurions mis huit jours à descendre le pic du Midi.
Au delà du lac d'Oncet, les pentes devinrent plus douces. Il fallait ici une course en traîneau. Rien de plus simple : vous vous mettez sur votre séant, votre guide vous empoigne les deux jambes, et sans plus de façon court ainsi au bas de la pente, au grand détriment... du traîneau. C'est le ,jeu des montagnes russes dans sa plus naïve expression.
Quand nous fûmes au pied de la montagne, un vent violent s'éleva. Les nuages couraient rapidement d'une cime à l'autre. Le ciel devint tout noir, et une révolution complète s'opéra dans cette nature tantôt si calme. Le ciel s'entr'ouvrait à tout instant, et la neige brillait de lueurs rougeâtres et fugitives. Enfin ce fut un orage en règle. Un orage dans la montagne est assurément un des plus grands spectacles que puisse nous offrir la nature. Toute description serait pâle et incolore à côté du tableau. Faisons donc grâce des coups de tonnerre dont l'horrible fracas était exagéré encore par les grandes parois des montagnes ; passons les éclairs dont les lueurs sinistres illuminaient la longue chaîne des monts et faisaient briller tous les sommets d'un éclat infernal. Bornons-nous aux effets de pluie. Jamais je ne vis un pareil bouleversement dans les éléments : pendant une heure, pluie, rivières, ruisseaux, torrents, cascades, se déchaînèrent avec une fureur qu'on n'avait plus vue depuis Noé ; le ciel avait ouvert toutes ses cataractes : on eût dit un immense fleuve se précipitant d'en haut, et comme nous n'avions pour tout parapluie que nos bâtons ferrés, l'eau nous coulait par le col de la chemise jusque dans nos bottes ; le vent se lamentait en longs gémissements ; la pluie oblique, crépitant comme la grêle, nous fouettait en plein visage ; les torrents, bondissant dans leur lit de pierre, poussaient d'affreux beuglements, et la voix rauque et puissante du tonnerre dominait par intervalle tous ces bruits formidables.
La rivière du Bastan, gonflée par les mille cataractes qui ruisselaient en nappe le long des rochers, était devenue un fleuve furieux et portait le ravage au-dessus de ses digues. Elle charriait des arbres entiers, dont les branches étaient frangées d'une blanche écume qui formait comme des rubans d'argent ; ces .arbres, déracinés ou brisés par le vent, bondissaient d'un écueil à l'autre, tantôt plongeant dans des gouffres profonds, tantôt reparaissant... nantes in gurgite vasto.
La pluie cessa subitement, les nuages s'entr'ouvrirent par places, découvrant çà et là un pan de ciel bleu. Quelques aigles fendaient l'espace en glapissant. Une lumière timide baignait les cimes des montagnes. Les roches humides ne répandaient plus que de minces filets d'eau. Nous entendîmes encore pendant quelque temps le bruit lointain de l'orage, mais bientôt toute la nature rentra dans le silence.
Après avoir franchi les débris d'avalanche que nous avions passés le matin, nous rentrâmes, percés jusqu'aux os, dans le pauvre village de Barèges. Mes guides me conduisirent dans une hôtellerie où l'on me prodigua une hospitalité tout à fait montagnarde. On fit sécher mes habits, et l'on m'installa auprès d'un bon feu. Une chaise et du feu, quelle fortune après une pareille journée! Je m'aperçus, en me mirant par hasard dans une glace, que j'étais rouge comme une écrevisse cuite : c'était l'effet de la réverbération des neiges [ajout de qui m’avait fait cette mine à la sauce piquante, selon les éditions]. Mon chapeau m'avait protégé le front, qui avait conservé son teint primitif.
Quand nous fûmes à demi séchés, nous remontâmes sur nos chevaux, et, laissant le guide Michel à Barèges, nous nous remîmes en route pour regagner Luz, éloigné encore de huit kilomètres.
Dès que nous fûmes en présence du Rioulet, nous dûmes mettre pied à terre. Une barricade de pierres éboulées se trouvait devant nous : l'orage avait fait son oeuvre, et le Rioulet montrait encore un reste de furie ; le petit filet d'eau que nous avions vu le matin bondissait maintenant comme un torrent. Il nous fallut conduire nos montures par la bride à travers un monceau de roches branlantes.
Le soleil descendait à l'horizon et saluait une dernière fois les montagnes ; ses lueurs teignaient les neiges des couleurs les plus éblouissantes ; les nuages étaient enveloppés d'auréoles lumineuses. La nuit approchait rapidement ; déjà elle avait envahi les régions inférieures ; l'ombre des vallées montait lentement comme la marée de l'Océan, et la lumière semblait fuir devant elle, se retirant insensiblement vers les hautes cimes. Les bases des montagnes se cachaient depuis longtemps sous le noir des ombres, que les sommités les plus élevées rayonnaient encore à leur faite de reflets d'iris et d'opale. Mais déjà les couleurs splendides s'éteignent et se métamorphosent en teintes violettes. Le front d'argent du Néoubielle reçoit le baiser d'adieu du soleil ; il brille dans la sérénité du ciel comme l'astre des nuits ; le dernier rayon du jour caresse longtemps la cime altière, puis il s'envole dans le firmament et s'évanouit.
Nous rentrâmes à Luz à neuf heures du soir, et nous eûmes toute la peine du monde à persuader aux gens de l'endroit que nous étions parvenus en cette saison au sommet du pic du Midi.