PROMENADES DANS LES PYRENÉES

CHAPITRE 1-II

Lever du soleil. Château de Sainte Marie. Route de Barèges. Matinée dans la montagne. Le Rioulet. Barèges. Histoire d'une avalanche. En route pour le pic du Midi. Pont de neige. Utilité du bâton ferré. Région des neiges. Chaleur et soif. Panorama de la vallée du Bastan. Apparition du pic du Midi. Halte et repas. Réverbération des neiges. Lac d'Oncet. Passage périlleux. Une avalanche. Piste d'ours. L'auberge du pic du Midi. Arrivée à la cime.

 

Le lendemain, à l'heure dite, Dominique m'attendait avec ses chevaux dans la cour de l'hôtel de l'Univers : il portait avec lui des provisions, de la viande froide, un énorme pain et trois bouteilles d'excellent vin du Gers.

Au saut du lit, je me mets en selle, et nous partons gaiement. Un ciel pur s'étend au-dessus de nos têtes, et nous promet une belle journée. Malgré les premières lueurs du jour, le soleil ne se montre pas encore, et les montagnes revêtent autour de nous des teintes fraîches et azurées, pareilles aux vagues d'une mer immobile. Les cimes étaient confuses encore dans cette atmosphère vaporeuse du matin. Quand le cercle de feu parut à l'horizon, elles devinrent toutes roses, d'un rose glacé d'argent que nulle palette ne pourrait rendre.

Nous montons deux jeunes chevaux pyrénéens, fougueux et pleins d'ardeur comme le sont ceux des montagnes ; mais ils ont le pied parfaitement sûr et ne bronchent jamais, même dans les endroits les plus difficiles.

Au sortir de Luz, nous saluons en passant les tours du vieux château féodal de Sainte-Marie, qui se dressent, sombres et ruinées, sur une éminence isolée. Ce château, dont l'existence remonte aux templiers, fut pris et repris pendant les guerres des Anglais, qui l'occupèrent en même temps que le château de Lourdes. Ce furent Jean de Bourbon et Auger Couffite, de Luz, qui, à la tête des nobles bigorrais, les en expulsèrent en 1404, deux ans avant la reddition du fort de Lourdes.

La route qui conduit à Barèges a des beautés à part : elle est bornée par des montagnes arides et pelées, où quelques faibles arbustes semblent lutter contre une nature rebelle. Nulle habitation, nulle culture : on ne voit autour de soi que désolation et tristesse. Le torrent impétueux du Bastan nous accompagne de sa grosse voix sonore, courant au fond d'épouvantables précipices dans les sinuosités desquels gémit le vent.

La route monte péniblement pendant les sept à huit kilomètres qui séparent Luz de Barèges. Je me retournais souvent pour contempler l'immense panorama borné par la toile circulaire de l'horizon. J'apercevais derrière moi les montagnes de la vallée de Cauterets, qui se dressaient à trois lieues de nous comme de gigantesques murailles. Quel beau spectacle! Le soleil darde ses rayons naissants sur ces rochers dont les cimes neigeuses se perdent dans l'azur du ciel, tandis que leurs bases sont encore plongées dans cette clarté douteuse qui précède le lever du soleil. Cette nature est si calme, que son réveil ressemble encore à un repos parfait ; il y a tant d'harmonie entre les diverses teintes du paysage, entre cette douce lumière qui se répand peu à peu dans la vallée, et les couleurs plus vives des montagnes, que tout forme comme un grand tableau où la main du peintre le plus habile ne pourrait ajouter aucun ton ni adoucir aucune nuance.

Chemin faisant, mon guide me fit remarquer à droite un tout petit filet d'eau qui descend des hauteurs vers la route, et qui la traverse pour aller tomber dans le Bastan : c'est le Rioulet. En dépit de son nom, qui veut dire " petit ruisseau ", le Rioulet devient le torrent le plus méchant du pays quand l'orage éclate sur la montagne : alors toutes les fissures des rochers environnants lui apportent les eaux du ciel, et font rouler dans son, lit d'énormes galets qui s'entrechoquent avec un vacarme épouvantable. Quand on entend à Barèges comme un bruit de coups de canon, on dit dans le pays que c'est le Rioulet qui descend. aussitôt l'ouragan fini, la cataracte se dégonfle, et en un moment le terrible torrent redevient ruisseau. Et les Barégeois d'accourir en foule pour déblayer la route, quitte à recommencer leur besogne dès qu'il plaira au capricieux Rioulet.

A six heures et demie nous entrions dans le village de Barèges, dont la vue produit une impression assez pénible ; à l'aspect des hautes et arides montagnes qui l'enserrent étroitement, la mélancolie passe aussitôt des yeux à l'âme. Il faut être vraiment malade pour venir s'ensevelir ici. Barèges se compose d'une seule rue, à l'extrémité dé laquelle se trouvent l'établissement thermal et l'hôpital militaire(1). Les maisons n'ont qu'un étage et sont presque toutes bâties en bois, afin de pouvoir les démonter à l'entrée de l'hiver ; car les habitants émigrent chaque année à cette épode, emportant avec eux leurs pauvres habitations, pour ne pas mourir de froid dans cette Laponie isolée du reste du monde. " Dès que le mois de septembre arrive, dit M. Jubinal, on démolit la plus grande partie des habitations pièce à pièce ; on numérote leurs murailles factices, on étiquette leurs toits et leurs plafonds ; et tout cela, semblable à une décoration de théâtre qu'on reporte au magasin après qu'elle a servi, est mis en réserve sous quelque couvert pour l'année suivante. Puis, dès que la primerose fleurit, les maisons repoussent blanches et neuves, et ayant toujours l'avantage de paraître avoir été conservées sous verre. "

Barèges est le village le plus élevé des Pyrénées il est situé à quatre mille pieds environ au-dessus du niveau de la mer. Cette localité est exposée àun double fléau : les inondations et les avalanches. Il existe à ce sujet maintes histoires sinistres, dont un événement assez récent a renouvelé le souvenir dans la contrée.

Une des maisons désertées avait échappé depuis plusieurs années à tous les dangers. On la croyait hors de toute atteinte à cause de sa situation. Des gardiens la choisirent un jour pour leur réunion du soir, et se proposèrent d'y passer la nuit. Bientôt le feu pétilla dans l'âtre, et l'on causa, tandis que le chien de l'un des gardiens s'étendait aux pieds de son maître. Tout à coup l'animal dresse l'oreille, et d'un bond s'élance éperdu à travers la fenêtre, dont il brise les carreaux. Son maître a deviné, et, prompt comme l'éclair, s'élance après lui. Ce fut l'affaire d'une seconde ; un terrible craquement se fait entendre : la maison disparaît. Quelques-uns de ses débris se retrouvèrent plus tard à plus de cent pieds de hauteur sur le versant opposé de la montagne. Des gardiens, que l'avalanche emporta, on ne revit plus jamais la trace.

Dominique s'était empressé, dès notre arrivée à Barèges, de nous chercher un second guide et un homme qui devait ramener les chevaux quand les neiges nous obligeraient d'abandonner nos montures pour continuer à pied l'expédition.

Nous étions munis chacun d'un bâton ferré, et notre cortège, ainsi équipé, sortit du village. Quelques curieux riaient de nous voir partir si gaillardement vers le pic du Midi, prétendant que nous n'en atteindrions jamais le sommet en pareille saison. D'autres nous prédisaient notre retour au bout d'une heure. Mes guides leur répondaient par des bouffonneries analogues.

Nous laissâmes Barèges derrière nous, et nous prîmes un mauvais sentier rocailleux à la droite du Bastan. Chevauchant à travers des débris de rochers entassés pêle-mêle, c'était merveille de voir comme nos montures venaient à bout des plus rudes obstacles. Le mieux était de se fier à l'instinct de la bête, sans vouloir essayer de la conduire. Je revois encore le site : ce chemin étroit suspendu au-dessus des profondeurs du Bastan, dont la blanche écume s'accumule autour des rochers entassés par les avalanches dans son lit tumultueux.

Nous arrivâmes devant un ravin qu'avait comblé un immense amas de neiges. C'étaient les restes d'une avalanche. Des arbres déracinés jonchaient le sol ; d'autres, rompus par le milieu, avaient perdu leur cime. L'avalanche couvrait une grande partie du flanc de la montagne, et s'étendait en large éventail jusqu'à la rivière du Bastan. Les eaux étaient parvenues à se frayer un passage sous cette masse désordonnée, qui restait suspendue audessus d'elles comme une arcade en plein cintre. Nous franchîmes la rivière sur ce gigantesque pont dû au hasard. J'eus la curiosité de descendre de l'autre côté, au bord du torrent, pour jeter un coup d'œil sous cette voûte éphémère : je m'avançai jusqu'à la gueule écumante qui vomissait les flots du Bastan. Le torrent s'échappait en bouillonnant des entrailles de l'avalanche, et rugissait sous une grotte de neige dont la voûte scintillait d'une infinité de stalactites suspendues en girandoles, et brillant de toutes les couleurs dans une atmosphère d'azur. Il s'échappait de ce soupirail un soufre glacial qui m'empêcha de m'y arrêter longtemps. Par la chaleur qu'il faisait déjà, c'eût été imprudent.

A huit heures nous laissâmes nos chevaux. Un des hommes les ramena à Barèges, où nous devions les reprendre à notre retour. A cet endroit, plus de sentier. Les neiges se montraient déjà en longs rubans par tas épars, dans les creux des rochers et au fond des ravins. C'est maintenant qu'allait commencer la véritable ascension. Livré à mes robustes guides, Dominique et Michel, je n'avais rien à craindre. S'il m'arrivait de broncher, leurs bras vigoureux me servaient de remparts. Le bâton ferré nous était d'une grande utilité : dans le mouvement ascensionnel, il allège le poids du corps ; à la descente, il offre un bon point d'appui, qui donne aux mouvements de l'assurance et de la fermeté ; si l'on glisse, il suffit de l'enfoncer dans la neige pour s'arrêter instantanément.

Voici enfin la grande région des neiges. Elles s'amoncellent devant nous par couches épaisses, et il faut s'aventurer sur cette mer interminable qui nous conduira au sommet. Moi qui n'avais jamais pratiqué ni glaciers ni champs de neige, je ne marchais pas, on le conçoit, avec la même sécurité qu'un montagnard habitué dès l'enfance à reconnaître l'imminence du danger et à l'éviter. Je ne pouvais me défendre d'un certain sentiment de crainte lorsque j'entendais craquer la neige sous mes pas ; et chaque fois qu'il m'arrivait de m'y enfoncer profondément, des crevasses, des abîmes, des fondrières se présentaient à mon imagination. Sous ce perfide et moelleux tapis, dont la surface unie trompe l'oeil, n'y a t il pas quelque cavité, quelque piège qui nous attend pour nous ensevelir ?

Nous n'apercevions pas encore le pic du Midi ; dès qu'on s'est engagé dans la montagne, chaque éminence vous cache la crête supérieure. Le géant nous était masqué par une montagne que nous devions gravir [escalader, selon les éditions].

Nous montions lentement et d'un pas mesuré, avec de rares temps d'arrêt ; car le repos ici est fatigant. Avancer peu, mais toujours, tactique de la tortue, c'est le meilleur moyen d'arriver vite au sommet. La neige nous glaçait les pieds, surtout lorsque nous cessions la marche et faisions halte : alors nous les frappions de nos bâtons ferrés pour les réchauffer.

La chaleur devint bientôt insupportable. Je portais souvent ma gourde d'eau-de-vie à mes lèvres desséchées, et elle se vida si rapidement, que je dus y mêler de la neige. Mais ce moyen ne suffisait pas à étancher ma soif ardente. O bonheur! nous rencontrons une source dont l'eau filtre à travers une roche : avec quelle joie je m'apprête à y tremper mes lèvres! Mais Dominique proteste : " Voulez vous, me dit il, conserver vos forces jusqu'au bout, ne touchez pas à cette eau froide et traîtresse. " Il faut bien se résoudre à endurer le supplice de Tantale.

Un magnifique panorama s'offre déjà à nos regards ; c'est tout un tableau : nous dominons la sauvage vallée du Bastan. A quelques kilomètres, Barèges apparaît tout au fond, s'effaçant à demi dans l'atmosphère vaporeuse, comme un point perdu au milieu des neiges et des montagnes. De ce côté, nous apercevons les dernières limites de la végétation, la sombre verdure des forêts de pins ; du côté opposé, c'est l'aspect glacial et désert des régions polaires. Des montagnes d'une hauteur effroyable bornent partout l'horizon. Le Néoubielle (vieille neige), un des géants des Pyrénées, nous laisse voir très distinctement ses nervures et tous les détails de sa structure. Mon guide m'indique du doigt le Bergon, le Maü Capera, le Soulom, le pic de l'Aze, le Braga, la Picarde, l'Arbizon. Et, pour couronner le tableau, un ciel d'un bleu violacé qui dénote les altitudes élevées. Des nuages éblouissants de blancheur errent d'une cime à l'autre. En prêtant l'oreille nous pouvons encore entendre, à travers le profond silence qui pèse sur la contrée, le mugissement indistinct des lointaines cataractes qui s'élancent dans la gorge du Bastan.

C'est à l'endroit où nous nous trouvions en ce moment que le naturaliste Plantade, sentant ses forces défaillir, prononça en promenant ses yeux autour de lui ces paroles, les dernières qui s'échappèrent de sa bouche : " Grand Dieu! que cela est beau ! "

Après une heure d'ascension, nous atteignîmes la crête désignée, et nous vîmes apparaître subitement, et comme par un coup de baguette magique, l'admirable silhouette du pic du Midi. Cette colossale pyramide, dont les neiges étincelantes fatiguaient la vue, nous écrasait de toute son élévation. De la cime jusqu'à la base, la montagne était enveloppée de frimas. Le soleil faisait onduler sa lumière sur les pentes, et quelques nuages y projetaient des ombres mouvantes.

Le pic du Midi est remarquable par sa forme. Il ressemble à un géant isolé qui domine tous les autres ; il trône à part, dans une orgueilleuse majesté , et élève vers le ciel sa tête superbe à une hauteur de près de trois mille mètres.

Le vaste tableau que nous avions sous les yeux était complètement désert ; plus de sapins, plus de rhododendrons ; partout la neige nous cachait la chétive végétation de ces lieux élevés, et nous offrait l'aspect désolé du Groënland ou du Spitzberg. Nous choisîmes l'endroit où nous étions arrivés pour faire une halte. II était neuf heures. C'est sur ce plateau que l'on déjeune d'habitude. Mes guides se conformèrent à la coutume, et en conséquence nous établîmes notre tente. Ce ne fut pas long : trois bâtons ferrés plantés dans la neige, un chapeau couronnant chaque bâton, et nous voilà campés. Nous nous mîmes à table sur les pointes de rocher, comme l'oiseau de Jupiter. Michel ouvrit gravement le sac aux provisions, fit sauter le bouchon de la bouteille, et me présenta le verre : " Après vous, Monsieur! " Michel exhiba religieusement les provisions l’une après l'autre, et les étala méthodiquement sous nos yeux. Et chacun de s'épanouir à la vue de ces mets réconfortants... Je ne décrirai point notre repas sur la montagne. Qu'il me suffise de dire que la plus franche gaieté ne cessa de régner pendant tout le festin, et que, s'il y manqua quelque chose, ce ne fut pas cet assaisonnement que le philosophe grec recommandait à Denys le Tyran.

Armés d'un nouveau courage, nous poursuivîmes bravement notre petite expédition. Le soleil dardait sur nos têtes des rayons toujours plus ardents, et, dans le but de m'en garantir, j'enveloppai mon couvre-chef d'un foulard blanc. La réverbération des neiges devint à son tour insupportable : je me couvris le visage d'un voile de crêpe noir dont j'avais eu soin de me munir. En dépit de ces précautions, l'éclat des neiges m'empourpra la face ; et comme j'avais oublié d'emporter une paire de lunettes de couleur, je fus atteint le lendemain de violents maux d'yeux.

Nous fûmes bientôt en présence d'un petit bassin circulaire, connu sous le nom de lac d'Oncet. La base du pic du Midi plonge dans ses eaux. Le lac était gelé et couvert d'une épaisse couche de neige. Étroitement encaissé entre de hautes montagnes, il est partout d'une grande profondeur et n'a point de rives. Il est surprenant de rencontrer un lac à une si grande élévation, car nous sommes ici à plus de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer. Je ne connais rien de plus calme que ces lacs de montagnes, placés au-dessus des orages, et que la tempête n'a jamais troublés : image fidèle de ces âmes recueillies qui vivent paisiblement loin des passions du monde.

Nous devions passer sur la pente de l'entonnoir, dont l'inclinaison était très forte, et côtoyer le lac à cent mètres plus haut que le niveau de la glace. En été, ce passage ne nous eût point offert de difficultés ; car à cette époque, sous l'action du soleil torride, les neiges fondent et laissent à découvert les rhododendrons et autres arbustes, qui sont alors d'un grand secours : si l'on tombe, on a toujours la ressource de pouvoir s'y accrocher. Mais, dans la saison où nous étions, toute cette côte était couverte de plus de dix pieds de neige, et nulle part nous ne découvrions de traces de végétation. Le tapis blanc était parfaitement uni : nulle sinuosité, nulle ondulation n'en rompait la monotonie. Un faux pas en cet endroit eut suffi pour nous précipiter dans le béant entonnoir qui semblait nous attendre à cent mètres plus bas. C'est là que le bâton ferré nous fut d'un grand secours : à chaque pas nous le fichions dans la neige et nous y trouvions un point d'appui : de cette façon nous avions toujours le corps incliné vers la paroi de la montagne, ce qui diminue de beaucoup le danger. Piquant vigoureusement nos talons, nous enfoncions jusqu'aux genoux. Le guide qui me précédait formait les empreintes, et j'emboîtais mes pas dans les siens. Quand la neige était glissante et dure, il employait la hache et taillait des degrés. Nous marchions avec tant de prudence, que nous mîmes près d'une heure à franchir ce périlleux passage. Mes guides me conseillaient de parler bas, car les vibrations de la voix humaine suffisent parfois pour détacher les neiges et provoquer les avalanches. Nous ne prîmes du repos que lorsque nous fûmes arrivés à un petit plateau au centre duquel s'élevait un roc dénudé : on eût dit un écueil au milieu de la mer.

Pendant notre halte, nous entendons soudain un bruit formidable, comme celui d'un rocher qui s'écroule : mes guides m'en apprennent aussitôt la cause en me signalant, non loin de nous, une énorme cataracte de neige qui, rapide comme l'éclair, glisse le long des parois de la montagne, bondit, ricoche de roc en roc, se brise avec un vacarme infernale et finit par se résoudre en poussière, entraînant dans sa chute une quantité de pierres et de débris... C'est une avalanche. Tout ce fracas est répercuté mille fois par les échos innombrables des montagnes environnantes. Rien de plus solennel que ce tonnerre inattendu au milieu du silence et sous un ciel serein. Quatre fois, durant le cours de notre ascension, nous fûmes témoins de ces éboulements de neige produits par l'ardeur du soleil.

A peine étions-nous remis de notre émotion, que le guide qui marchait devant moi poussa un cri à la vue d'une piste tracée dans la neige : les empreintes étaient d'une dimension peu commune, et, .en les considérant avec attention, il fut évident pour nous qu'un ours, qui devait être énorme, avait passé par là tout récemment. Je puis donc affirmer qu'il y a encore des ours dans les Pyrénées, et qu'il s'en est fallu de peu que je n'en visse un. Le nombre de ces quadrupèdes a pourtant fort diminué depuis quelques années, par suite de la chasse à outrance qu'on leur a faite dans ces derniers temps. Traqués partout par les montagnards, la plupart ont émigré sur le versant espagnol. Si cette guerre d'extermination se prolonge, l'ours ne tardera pas à disparaître des Pyrénées, comme le cerf, le bouquetin, le lynx et tant d'autres animaux intéressants.

Les touristes font souvent, en été, l'ascension du pic du Midi pendant la nuit pour assister au spectacle grandiose d'une aurore dans la montagne. C'est pour eux que l'on a construit, à peu de distance du sommet, une cantine où ils peuvent s'abriter et trouver du feu et de la nourriture. Nous apercevions déjà le toit de cette cabane, qui est abandonnée en hiver. Comme nous l'apprîmes en poursuivant notre excursion, notre ours aurait pu nous servir de guide : il s'était dirigé droit jusqu'à la cantine, dont il avait fait le tour. Nous trouvâmes la pauvre maisonnette à moitié ensevelie sous les frimas. Des murs de plusieurs pieds d'épaisseur atteste sa parfaite solidité : il faut cela pour qu'elle puisse résister aux tourmentes de l'hiver et au poids énorme de neige que supporte sa toiture durant plusieurs mois de l'année. Il n'y a pas longtemps qu'elle fut détruite par une avalanche : les montagnards la réédifièrent à une autre place. Cette auberge est située à la hauteur prodigieuse de deux mille quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer : c'est, sans contredit, une des habitations les plus élevées de l'Europe ; elle se trouve à une altitude de beaucoup supérieure aux auberges du Climsenhorn, du Grimsel , du Righi, et inférieure de quelques mètres seulement à l'hospice du grand Saint-Bernard (2).

De l'hôtellerie on jouit d'un magnifique coup d'oeil sur les rochers abrupts qui s'élancent de l'autre côté du lac d'Oncet. Voici l'Espada (l'Épée), sorte de glaive en pierre qui semble menacer le ciel ; plus loin la Campana (Cloche), qui, s'il faut en croire la légende du pays, recèle la cloche immense du jugement dernier. Le vautour plane en tournoyant au-dessus de ces monts stériles.

Michel, qui était porteur des provisions, les abandonna en cet endroit pour se débarrasser d'un poids incommode : nous devions les retrouver à notre retour. Il était onze heures environ. Il nous restait à franchir la tête du géant. Quelques centaines de mètres encore, et nous arrivions au but. [et nous y étions, selon les éditions]

En mesurant de l'oeil la hauteur du sommet, il me semblait que nous devions l'atteindre bientôt ; mais les montagnes sont trompeuses, et les touristes novices sont souvent leurs dupes. A chaque instant il vous semble que vous arrivez à la dernière cime ; vous croyez la toucher du doigt ; vous hâtez le pas, et néanmoins vous grimpez longtemps avant de l'atteindre. Vous y êtes enfin ; vous la tenez, cette cime tant désirée... 0 déception ! un autre sommet se dresse devant vous comme par enchantement. Il faut recommencer à l'instar de l'infortuné Sisyphe. A mesure que nous nous élevions, la montagne semblait s'élever avec nous.

Nous arrivâmes à une heure et demie au bout de nos efforts. Un triple hourra retentit, et nous plantâmes nos piques sur le front sublime du pic du Midi, qui depuis huit mois n'avait plus subi le pas de l'homme. Nous pouvions jouir pleinement de la satisfaction d'avoir dompté la montagne dans une saison où l'ascension en est réputée très difficile.

 

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1- On sait que les eaux de Barèges son très salutaires contre les blessures d'armes à feu.

2- L'hospice du Saint-Bernard est situé à 2,472 mètres au-dessus du niveau de la mer.