PROMENADES DANS LES PYRENÉES

CHAPITRE 3-II

 

Le val de Jéret. La grotte de Maouhourat. Les eaux minérales. La cascade de Cérizel. Le pas de l'ours. Une anecdote. Aspect du paysage. Pont d'Espagne. Surpris par la pluie. La hutte d'un artiste.

Une belle route en pente douce conduit aux bains de l'Araillère, à une demi-lieue de Cauterets. C'est là que les deux gaves de Lutour et de Gaube réunissent leurs eaux limpides, descendues par mille ressauts des sommets neigeux du Vignemale et du Péguère. Nous franchissons un rustique pont de bois jeté au-dessus du torrent, et, laissant à gauche le vallon de Lutour, qui mène aux lacs glacés d'Estom, nous prenons un sentier grimpant resserré entre les rochers et les précipices. C'est l'entrée du val de Jéret, long de trois lieues, qui aboutit d'un côté en Espagne, de l'autre en France.

C'est là, dans cette gorge sauvage assombrie par de noires forêts de sapins, que vivait autrefois le lynx, cet animal disparu des Pyrénées. Chaussenque rapporte qu'en 1777 encore on y aperçut une mère avec son petit, qui seul put être pris, et qu'on envoya au jardin des Plantes.

Le val de Jéret ne présente que ruines et bouleversements : partout on reconnaît les traces de ces violentes commotions terrestres qui ont apparu aux âges reculés comme des punitions divines. D'un côté, la gorge est bornée par les contreforts du Monné; de l'autre, par ceux du Vignemale. A notre gauche, le gave gronde à d'immenses profondeurs sans que nous puissions l'apercevoir : on dirait entendre la voix courroucée de l'esprit de la montagne. En de certains endroits, le chemin n'est qu'une rampe effroyable suspendue au-dessus des précipices et dominée par des rochers d'une hauteur prodigieuse. Je me tenais immobile en selle : un simple écart de ma monture, d'une race souvent ombrageuse, aurait suffi pour me faire rouler au fond du gouffre.

Nous fîmes une première station à la grotte du Maouhourat (mauvais trou), cavité naturelle d'où s'échappe une forte odeur sulfureuse : il y a là une source d'eau minérale qui sert de buvette gratuite. Mon guide m'apprit que pendant la belle saison cette source est assiégée du matin au soir par une foule de baigneurs plus ou moins malades, trop heureux de pouvoir se verser la santé gratis.

J'ai voulu goûter cette eau, que la Faculté de médecine recommande de boire à grande dose : elle avait furieusement le goût d'œufs gâtés, et il m'a paru qu'il faut avoir de la santé à revendre ou n'en avoir pas du tout pour pouvoir faire un usage prolongé d'une boisson aussi nauséabonde. Suivant M. Taine, au temps de François Ier, les Eaux-Bonnes guérissaient les blessures; elles s'appelaient eaux d'arquebusades; on y envoya les soldats blessés à Pavie. Aujourd'hui elles guérissent les maladies de gorge et de poitrine. Dans cent ans, elles guériront peut-être autre chose; chaque siècle la médecine fait un progrès.

A peine avions-nous quitté le Maouhourat, qu'un bruit pareil au roulement lointain de l'orage vint frapper mes oreilles; au bout de dix minutes nous fûmes devant la cascade de Cérizet. Je laissai mon cheval aux mains de mon guide, et quittai un moment le sentier pour admirer de près la superbe cataracte.

Le torrent est encaissé entre deux parois de rochers à pic. Ses eaux bouillonnantes semblent pressées d'atteindre l'abîme : elles s'élèvent par bonds prodigieux au-dessus des énormes blocs éboulés qui encombrent son lit; elles rencontrent sur leur passage deux rochers contre lesquels le courant se brise et s'éparpille; mais bientôt le gave s'amasse, rassemble ses eaux, atteint enfin les bords du gouffre, et, par un bond vertigineux qui fait frémir, sa nappe immense s'engloutit dans un abîme où l'œil ne peut pénétrer, mais d'où s'élèvent des mugissements formidables. On sent .le sol trembler sous ses pieds; les branches des sapins sont agitées par le violent courant d'air que produit la chute des eaux, et tout autour il semble que les rochers vacillent sur leur base. J'affirme qu'il n'est pas un être humain qui ne se sente atterré par ce terrible et sublime spectacle. Étourdi par le bruit, aveuglé par l'écume, fasciné par l'irrésistible attraction du gouffre, j'admirai, et j'eus hâte de fuir. Quand j'eus regagné le sentier, j'étais mouillé de la tête aux pieds par l'humide fumée de la cataracte. Mon guide me fit boire une bonne rasade d'eau-de-feu, et nous nous remîmes en route.

Nous venions à peine de quitter le Cérizet, que nous entendîmes de nouveau le roulement d'une cascade. C'était celle du Pas de l'Ours (en patois Pès de Ros). Cette chute n'a de remarquable que son beau cadre de sapins; l'eau, au lieu de bondir en colonne pesante, forme une chevelure d'écume en se fractionnant aux aspérités du roc. Un jour, disent les traditions du pays, un ours et un chien vinrent ici à la rencontre l'un de l'autre. Le sentier n'est pas bien spacieux, vu qu'il est tout juste assez large pour qu'un cheval y puisse poser son sabot; nos deux voyageurs ne pouvaient le franchir en même temps. Or l'animal des forêts ne voulut point céder le pas au citadin, et l'on doit penser si celui-ci voulut se déranger pour la bête mal léchée.

Il fallait trancher la difficulté.

Les deux bêtes, après s'être longtemps regardées, voulurent passer toutes deux et roulèrent ensemble jusqu'au fond du précipice.

Depuis lors, on a appelé le sentier où se passa cette scène le Pas de l'Ours.

Se non è vero, è bene trovato !

Plus nous nous enfonçons dans les profondeurs de la gorge, plus les caractères spéciaux à cette singulière contrée s'accentuent. Il est impossible d'imaginer une nature plus âpre et plus magnifique. Ces montagnes déchiquetées, bouleversées; ces énormes rochers, dont les croupes colossales et difformes se penchent les unes sur les autres entassées jusqu'aux nues; ces crêtes couronnées de neiges, qui s'élancent en flèches ou s'arrondissent en coupoles; ces ravines déchirées, ces cascades frémissantes comme l'Océan, ces gouffres béants, ces cavernes profondes; ces abîmes, où les vents soufflent avec des bruits effrayants; toutes ces images de destruction qui se mêlent et se confondent dans un sombre et fantastique chaos, comme si la nature avait éprouvé là d'horribles convulsions : voilà un tableau aussi étrange que grandiose, qui étonne l'imagination, frappe et subjugue les sens, et apparaît à l'œil fasciné du spectateur comme la vision d'un monde tourmenté et inconnu. La superstition païenne aurait vu dans cette sublime création de l'Éternel le champ de bataille où les Titans engagèrent leur lutte gigantesque contre les puissances du ciel.

Le torrent bondit de ressaut en ressaut au fond de la ténébreuse prison qu'il s'est creusée lui-même. Les cascades se succèdent presque sans interruption. Nous venions de dépasser le saut du Boussès, lorsqu'un grondement sourd et prolongé, plus formidable encore que tous ceux que nous avions entendus, nous annonça l'approche du pont d'Espagne, où le gave de Gaube, venant du Vignemale,. et celui de Marcadaou, venant d'Espagne, se rejoignent et se confondent. Trois sapins sont disposés en travers au-dessus de l'abîme, comme si le hasard les y avait fait tomber. Au-dessous de ce pont tremblant, les deux gaves réunis se frayent un passage entre deux rochers énormes; la rivière impétueuse sent tout à coup le terrain manquer sous ses flots, et se précipite par un étroit goulot dans un bassin de granit avec le fracas d'un coup de canon. Le bassin est très profond, et ses bords taillés à pic défient toute escalade. La chute est complètement perpendiculaire. Elle saute d'un seul jet, d'un seul élan; c'est une masse qu'on dirait presque solide, tant l'eau est ramassée en un volume restreint : on dirait d'énormes blocs de glace qui se brisent sur la pierre. Les vapeurs qui s'élèvent du fend de l'abîme jusqu'au sommet des rochers couvrent les mystères de l'union des deux gaves. Hier encore, ils étaient étendus en nappes blanches sur les sommets glacés du Vignemale ; ils iront expirer demain au golfe de Gascogne, après un cours d'une trentaine de lieues.

Pendant que je contemplais ce pittoresque tableau, digne du crayon de Doré, le ciel s'était couvert de sombres nuages; des bruits sourds roulaient dans la gorge, et tout à coup de larges gouttes de pluie vinrent crépiter sur le sol. En face de l'adversité il faut savoir prendre son parti, et je crus que ce qu'il y avait de plus sage pour nous, c'était de retourner à Cauterets et de remettre au lendemain l'excursion du lac de Gaube : un lac doit manquer tout à fait de charmes sous les nuages et les ondées. En cette circonstance, mon guide agit en homme désintéressé. " Attendez, me dit-il, ce n'est qu'une pluie d'orage qui ne durera pas une demi-heure. Vous verrez le lac de Gaube, je vous le promets. - Le ciel est bien gris cependant, observai-je, et les brouillards se traînent jusqu'au fond de la vallée ; cela me paraît vouloir durer longtemps. - Quand je vous dis que cela ne veut pas durer, répond Berret impatienté : je m'y connais, que diable! "

Là-dessus le brave homme attache mon cheval à un arbre et me conduit à quelques pas du pont d'Espagne, dans une cabane abandonnée. Les murs de ce réduit se composent de troncs d'arbres dont les interstices sont calfeutrés au moyen de mousse; le toit est recouvert d'herbes sèches. C'est dans cette butte de sauvages qu'une demoiselle eut le courage de demeurer toute seule pendant trois mois au milieu des ours et des tempêtes, pour s'exercer à la peinture du paysage. Avis aux artistes !

Pour ma part, n'ayant guère de prétention artistique , je ne me plaisais que médiocrement à attendre dans cette hutte la fin de la pluie. Cependant mon habile montagnard a parlé comme un prophète : déjà le soleil déchire les nuages, dont les lambeaux pendent en draperies flottantes sur les cimes des montagnes; l'azur renaît dans le ciel, et une chaleur bienfaisante vient réchauffer nos membres engourdis.

Nous laissons le cheval au pont d'Espagne; car nous allons aborder la région des neiges, où les chevaux n'ont guère l'habitude de s'aventurer.

Nous nous armons tous deux d'un grand bâton, et, après avoir allumé un cigare, nous nous remettons en route.