Victor Hugo - correspondances

 

Victor Hugo à Jules Claretie.

H-H [Hauteville-House], 31 décembre.

Jadis, cher confrère, soyez stupéfait, vous m' avez demandé un dessin. Le voici. (vous le recevrez par Auguste Vacquerie presque en même temps que ce mot.) c' est el puente de los contrabandistas . J' ai vu cela dans les Pyrénées, étant enfant. Le pont des contrebandiers était terrible. Il servait aux contrebandiers comme pont, et à la justice comme gibet. On les pendait aux poutres. Cela n' empêchait pas de continuer d' y passer. Ce pont s' appelait aussi : on marche dessus, on danse dessous. J'ai cité dans le dernier jour d' un condamné la chanson triste : j' li ferai danser la danse où il n' y a pas de plancher. Cette lugubre danse, je vous l' envoie. Pardonnez-le moi. C'est hideux, mais utile. Il faut mettre aux bourreaux le nez dans leur ouvrage. Donc montrons l'horreur du passé. Le présent n' est pas beaucoup plus beau. Mais quel demain vous allez voir, vous qui êtes jeunes ! Moi, je serai mort. Vous allez donc arriver au théâtre. D'avance je bats des mains. Vous aurez le succès toujours, car vous avez le talent partout.

Recevez mon plus cordial shake-hand . Victor Hugo.

 


à monsieur le comte Alfred De Vigny, capitaine au 55e régiment d' infanterie, en garnison à Pau.

29 décembre 1824.

Avant que cette année finisse, bon Alfred, je veux lui dérober un moment pour vous, et de force ou de gré je vous écrirai enfin aujourd' hui. J'ignore si ma lettre sera pour vous ce que les vôtres sont pour moi, mais j' y puise du courage, de l' enthousiasme et du talent. Elles me rendent plus grand et meilleur, quand je les reçois et quand je les relis. Votre courant est comme électrique, et mon mérite est de pouvoir quelquefois me mettre de niveau et entrer en équilibre avec vous, surtout pour ce qui tient à la manière de sourire et d' aimer. Que votre dernière lettre était belle ! J' y ai tout vu, votre grande nature et votre beau génie ; ces hautes Pyrénées ont dû vous inspirer de bien admirables vers, et il me tarde d' entendre ce que vous devez faire chaque jour. Nous, mon ami, nous n' aurons rien à vous offrir en échange, à votre retour. Là-bas, tout vous inspire ; ici, tout nous glace. Que voulez-vous que l' on fasse au milieu de tant de tracasseries politiques et littéraires, de ces insolentes médiocrités, de ces génies poltrons, de l' élection de Droz, de l' échec de Lamartine et de Guiraud ? Que voulez-vous que l' on fasse à Paris, entre le ministère et l' académie ? Pour moi, je n' éprouve plus, quand je me jette en dehors de ma cellule, qu' indignation et pitié. Aussi je ne m' y expose guère, je reste chez moi, où je suis heureux, où je berce ma fille, où j' ai cet ange qui est ma femme. Toute ma joie est là, rien ne me vient du dehors que quelques marques d' amitié qui me sont bien chères, et parmi lesquelles je compte avant tout les vôtres. Vous savez combien je vous aime, Alfred. Saluons ensemble cette nouvelle année qui vieillit notre amitié sans vieillir notre coeur. Envoyez-moi quelques-uns des vers que la muse vous dicte, et tâchez de revenir vite les écrire ici, dussiez-vous courir, comme moi, le risque de ne plus être inspiré. Mais c' est pour vous un danger illusoire ; votre talent résiste à tout, même au chagrin, même à l' ennui. Quant à moi, toutes mes idées s' envolent et je suis tout de suite vaincu quand je vois les passions et les intérêts entrer dans la lice. Les petites blessures me tuent. Je suis, passez-moi l' orgueil de cette comparaison, je suis comme Achille, vulnérable par le talon.

Victor.


à Léopoldine.

Pierrefitte, 17 août 1843.

Si tu avais pu me voir, ma fille chérie, quand j' ai ouvert ta lettre, tu aurais été heureuse, car je sais, je sens combien tu m' aimes. J' aurais voulu que tu pusses voir ma joie. J' étais depuis si longtemps sans nouvelles de vous tous ! Tu as raison, le bon Dieu devrait transporter Le Havre et la place royale à Biarritz. Le ciel et la mer sont là dans toute leur beauté. Nous y serions, nous, dans tout notre bonheur. Je suis maintenant dans les Pyrénées, autres merveilles. Je vais boire un peu de soufre pour mes rhumatismes de l' an dernier. Du reste je passe ma vie à admirer. Que la création est belle ! On ne peut pas se déplacer sans s' extasier à chaque pas. Avant-hier je voyais la mer, hier l' Espagne, aujourd' hui les montagnes. Tout cela est beau, beau différemment, mais également. Admirons, ma fille chérie, mais n' oublions pas qu' admirer ne vaut pas aimer. Aimons surtout. On n' a pas besoin de te dire cela à toi qui as tous les amours à la fois. Dis à ton Charles que j' ai été bien charmé de son petit mot. Je sais qu' il a le coeur noble et l' esprit élevé. Vous vous entendrez toujours. Se comprendre, c' est s' aimer.

Je t' embrasse du fond de mon coeur. Dans un mois ! écris-moi toujours à Pau .

Mille amitiés à Auguste Vacquerie.


à Léopoldine.

Luz, 25 août 1843.

J'écris à ta mère, ma fille chérie, la tournée que je fais dans ces montagnes. Je t' envoie au dos de cette lettre un petit gribouillis qui te donnera quelque idée des choses que je vois tous les jours, qui me paraissent bien belles, et qui me sembleraient bien plus belles encore, chère enfant, si je les voyais avec toi. Ce qui te surprendra, c' est que l' espèce de ruine qui est au bas de la montagne n' est point une ruine : c' est un rocher. Les Pyrénées sont pleines de ces blocs étranges qui imitent des édifices écroulés. Les Pyrénées elles-mêmes, au reste, ne sont qu' un grand édifice écroulé. Les deux triangles blancs que tu vois dans les entre-deux des montagnes sont de la neige. Dans certaines Pyrénées, et particulièrement sur le Vignemale, la neige prend son niveau comme l' océan. Je prends les eaux, mais j' ai toujours les yeux malades. Il est vrai que je travaille beaucoup. Je pourrais dire sans cesse. Mais c' est ma vie. Travailler, c' est m' occuper de vous tous. Tu as maintenant deux Charles pour te rendre heureuse. Avant peu tu auras aussi ton père. Donc, continue d' engraisser, de rire et de te bien porter. Rayonne, mon enfant. Tu es dans l' âge. Je charge ta mère de mes souvenirs pour Madame Lefèvre et Monsieur Regnauld. Et puis je t' embrasse, ton Charles et toi, du fond du coeur. écris-moi maintenant à La Rochelle poste restante. Fais souvenir ta bonne mère, qui est un peu distraite, que c' est à La Rochelle qu' il faut m' écrire désormais


 

 

 

 

 

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