François René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe
Livre trente-unième Chapitre 1
Paris, août et septembre 1830, rue d'Enfer.
... Tout mon voyage jusqu'aux Pyrénées fut une suite de rêves : je m'arrêtais quand je voulais ; je suivais sur ma route les chroniques du moyen âge que je retrouvais partout ; dans le Berry, je voyais ces petites routes bocagères que l'auteur de Valentine nomme des traînes, et qui me rappelaient ma Bretagne. Richard Coeur-de-Lion avait été tué à Chalus au pied de cette tour : Enfant musulman, paix là ! voici le roi Richard ! A Limoges, j'ôtai mon chapeau par respect pour Molière ; à Périgueux, les perdrix dans leurs tombeaux de faïence ne chantaient plus de différentes voix comme au temps d'Aristote. Je rencontrai là mon vieil ami Clausel de Coussergues ; il portait avec lui quelques-unes des pages de ma vie. A Bergerac, j'aurais pu regarder le nez de Cyrano sans être obligé de me battre contre ce cadet aux gardes : je le laissai dans sa poussière avec ces dieux que l'homme a faits et aussi n'ont pas fait l'homme.
A Auch j'admirai les stalles sculptées sur des cartons venus de Rome à la belle époque des arts. D'Ossat, mon devancier à la cour du Saint-Père, était né près d'Auch. Le soleil ressemblait déjà à celui de l'Italie. A Tarbes j'aurais voulu héberger à l'hôtel de l'Etoile où Froissart descendit avec Messire Espaing de Lyon, " vaillant homme et sage et beau chevalier, et où il trouva de bon foin, de bonnes avoines et de belle rivière ".
Au lever des Pyrénées sur l'horizon, le coeur me battait : du fond de vingt-trois années sortirent des souvenirs embellis dans les lointains du temps : je revenais de la Palestine et de l'Espagne, lorsque, de l'autre côté de leur chaîne, je découvris le sommet de ces mêmes montagnes. Je suis de l'avis de madame de Motteville ; je pense que c'est dans un de ces châteaux des Pyrénées qu'habitait Urgande la Déconnue. Le passé ressemble à un musée d'antiques ; on y visite les heures écoulées chacun peut y reconnaître les siennes. Un jour, me promenant dans une église déserte, j'entendis des pas se traînant sur les dalles, comme ceux d'un vieillard qui cherchait sa tombe. Je regardai et n'aperçus personne ; c'était moi qui m'étais révélé à moi.
Plus j'étais heureux à Cauterets, plus la mélancolie de ce qui était fini me plaisait. La vallée étroite et resserrée est animée d'un gave ; au delà de la ville et des fontaines minérales, elle se divise en deux défilés dont l'un, célèbre par ses sites, aboutit au pont d'Espagne et aux glaciers. Je me trouvai bien des bains ; j'achevais seul de longues courses, en me croyant dans les escarpements de la Sabine. Je faisais tous mes efforts pour être triste et je ne le pouvais. Je composai quelques strophes sur les Pyrénées ; je disais :
J'avais vu fuir les mers de Solyme et d'Athènes,
D'Ascalon et du Nil les mouvantes arènes,
Carthage abandonnée et son port blanchissant :
Le vent léger du soir arrondissait ma voile,
Et de Vénus l'étoile
Mêlait sa perle humide à l'or pur du couchant.
Assis au pied du mât de mon vaisseau rapide,
Mes yeux cherchaient de loin ces colonnes d'Alcide
Où choquent leurs tridents deux Neptune irrités.
De l'antique Hespérie abordant le rivage,
Du noble Abencérage
Le mystère m'ouvrit les palais enchantés.
Comme une jeune abeille aux roses engagée,
Ma Muse revenait de son butin chargée,
Et cueilli sur la fleur des plus beaux souvenirs :
Dans les monts que Roland brisa par sa vaillance,
Je contais à sa lance
L'orgueil de mes dangers, tentés pour des plaisirs.
De l'âge délaissé quand survient la disgrâce,
Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,
Nous font dire du temps en mesurant le cours :
" Alors j'avais un frère, une mère, une amie ; "
Félicité ravie !
" Combien me reste-t-il de parents et de jours ? "
Il me fut impossible d'achever mon ode : j'avais drapé lugubrement mon tambour pour battre le rappel des rêves de mes nuits passées ; mais toujours parmi ces rappelés se mêlaient quelques songes du moment dont la mine heureuse déjouait l'air consterné de leurs vieux confrères.
Voilà qu'en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave ; elle se leva et vint droit à moi : elle savait, par la rumeur du hameau, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue : la mystérieuse anonyme se dévoila : patuit Dea.
J'allais rendre ma visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre ; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n'ai été si honteux : inspirer une sorte d'attachement à mon âge me semblait une véritable dérision ; plus je pouvais être flatté de cette bizarrerie, plus j'en étais humilié, la prenant avec raison pour une moquerie. Je me serais volontiers caché de vergogne parmi les ours, nos voisins. J'étais loin de me dire ce que se disait Montaigne : " L'amour me rendroit la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne... " Mon pauvre Michel, tu dis des choses charmantes, mais à notre âge, vois-tu, l'amour ne nous rend pas ce que tu supposes ici. Nous n'avons qu'une chose à faire : c'est de nous mettre franchement de côté. Au lieu donc de me remettre aux estudes sains et sages par où je pusse me rendre plus aimé, j'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure ; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur ; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice : elle est mariée.